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Genève, ville reconnue pour son élégance et son esprit cosmopolite, abrite le Grand Théâtre de Genève, un lieu qui incarne l’excellence artistique. Avec son architecture néoclassique, ses intérieurs dorés et ses installations à la pointe de la modernité, ce théâtre s’est imposé comme l’une des institutions culturelles les plus prestigieuses d’Europe. Accueillant opéras, ballets et représentations théâtrales couvrant une variété de genres et de traditions, le Grand Théâtre est bien plus qu’une simple scène : c’est un creuset où les récits transcendent les frontières. Entrer dans sa majestueuse salle est une expérience à part entière, où l’anticipation flotte dans l’air et où l’amour partagé pour l’art unit les spectateurs.

Hier soir, le Grand Théâtre a accueilli une première mondiale qui a laissé le public émerveillé : Ihsane, la dernière création de Sidi Larbi Cherkaoui. Considéré comme l’un des chorégraphes les plus novateurs de notre époque, Cherkaoui repousse sans cesse les limites de la danse contemporaine. Avec Ihsane, il porte sur scène un récit profondément personnel, tissant une tapisserie de thèmes universels qui résonnent intensément avec la condition humaine : le deuil, l’identité et la réconciliation.

Ce ballet, coproduit avec des institutions prestigieuses telles qu’Eastman, le Théâtre du Châtelet et Tanz Köln, reflète l’attrait international de l’art de Cherkaoui. Le choix de présenter une œuvre aussi novatrice en première à Genève est aussi judicieux que symbolique. L’ouverture culturelle de la ville et son engagement à promouvoir le dialogue interculturel s’alignent parfaitement avec l’essence d’Ihsane.

Le titre lui-même revêt une signification profonde. En arabe, ihsane désigne un idéal de bonté, de compassion et de communion spirituelle. Ce mot capture non seulement l’essence du récit de Cherkaoui, mais aussi l’esprit de la performance : une méditation poignante sur les liens humains et la résilience. Le ballet puise dans le parcours personnel du chorégraphe, qui réfléchit à la perte de son père et aux complexités plus larges de l’identité. À travers le mouvement, la musique et les visuels, Ihsane dépasse ses inspirations spécifiques pour devenir une histoire universelle, invitant le public à réfléchir sur ses propres relations avec la mémoire, l’héritage et le sentiment d’appartenance.

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Alors que les lumières s’éteignaient et que les premières notes de musique live résonnaient dans l’air, le public fut transporté dans un monde où les cultures se croisaient et où les émotions dansaient en parfaite harmonie. Pendant près de 90 minutes, la scène s’est transformée en une toile vivante, peinte des nuances de l’imaginaire de Cherkaoui. De la grâce fluide des danseurs aux mélodies envoûtantes interprétées par des musiciens de renommée internationale, chaque élément du spectacle s’accordait pour créer une expérience aussi intellectuellement stimulante qu’émotionnellement bouleversante.

Cet article explore les multiples facettes d’Ihsane—le parcours remarquable de son créateur, la profondeur thématique du ballet, et l’incroyable maîtrise artistique qui en a fait une expérience inoubliable. La représentation d’hier soir allait bien au-delà d’une simple célébration de la danse ; elle était un véritable témoignage du pouvoir de l’art à connecter, à guérir et à illuminer la beauté de notre humanité commune.

Sidi Larbi Cherkaoui – L’artiste et son parcours

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Sidi Larbi Cherkaoui est un nom incontournable de la danse contemporaine, célébré pour sa capacité à établir des ponts entre les cultures, les formes artistiques et les expériences humaines. Né à Anvers en 1976 d’un père marocain et d’une mère flamande, Cherkaoui a grandi au carrefour de deux mondes. Cette dualité, entre son héritage marocain et la culture occidentale qui l’entourait, a forgé une vision unique qui allait profondément influencer son art.

Dès son plus jeune âge, Cherkaoui se passionne pour le mouvement et la narration. Exposé à des styles variés tels que le voguing, le hip-hop et la danse africaine, il développe un riche vocabulaire chorégraphique qu’il affine à l’âge adulte. À la fin de son adolescence, il intègre l’école prestigieuse P.A.R.T.S. à Bruxelles, fondée par Anne Teresa De Keersmaeker. Là, il s’immerge dans les techniques de danse contemporaine et les œuvres de chorégraphes légendaires comme William Forsythe et Pina Bausch. Ces années formatrices façonnent son style chorégraphique, alliant technique rigoureuse et résonance émotionnelle.

La carrière de Cherkaoui décolle à la fin des années 1990 grâce à des collaborations avec des compagnies renommées comme Les Ballets C de la B, où il crée Rien de Rien (2000) et Foi (2003). Ces œuvres établissent sa réputation d’artiste repoussant les frontières, utilisant la danse pour explorer des questions philosophiques et culturelles. Ses collaborations avec Akram Khan (Zero Degrees) et Damien Jalet (Babel(words)) élargissent encore son influence, lui valant une reconnaissance internationale et des distinctions prestigieuses, comme le Laurence Olivier Award for Best New Dance Production.

Ce qui distingue Cherkaoui de ses contemporains, c’est son approche profondément introspective et interdisciplinaire de la chorégraphie. Pour lui, la danse n’est pas simplement un mouvement ; c’est un langage qui exprime les complexités de l’identité, de l’appartenance et des relations humaines. Ses œuvres s’inspirent souvent de ses propres expériences en tant qu’enfant d’immigrants, ainsi que de son identité en tant qu’artiste arabe queer. Ces perspectives confèrent à ses créations une authenticité rare, les rendant à la fois intensément personnelles et universellement accessibles.

En 2010, Cherkaoui fonde Eastman, une compagnie basée à Anvers, qui devient le théâtre de ses œuvres les plus emblématiques. Avec Eastman, il réalise des productions qui dépassent les limites traditionnelles de la danse contemporaine, intégrant des éléments de théâtre, d’art visuel et de musique live. Des pièces comme Sutra (2008), avec des moines Shaolin, et Puz/zle (2012), explorant la fragmentation et la reconstruction de l’identité, illustrent son talent pour synthétiser des influences apparemment disparates en des œuvres cohérentes et profondément émouvantes.

Sa nomination en tant que directeur artistique du Ballet Royal des Flandres en 2015, puis du Grand Théâtre de Genève en 2022, marque de nouveaux chapitres dans sa carrière. Ces rôles lui permettent de former une nouvelle génération de danseurs tout en poursuivant son propre développement artistique. Ses œuvres, aussi variées que ses influences, vont des productions opératiques aux collaborations avec des artistes pop comme Beyoncé, pour qui il a chorégraphié le clip emblématique Apeshit.

Avec Ihsane, sa dernière création, Cherkaoui rassemble tous ces fils en une exploration poignante de l’identité et de la mémoire. Le ballet, profondément enraciné dans son histoire personnelle, reflète la perte de son père et l’impact durable de son héritage marocain. Pourtant, il aborde également des thèmes universels, invitant le public à réfléchir à ses propres relations avec le passé et à sa place dans un monde multiculturel. À travers Ihsane, Cherkaoui prouve une fois de plus qu’il n’est pas seulement un chorégraphe, mais aussi un conteur, un philosophe et un artiste visionnaire dont le travail résonne à travers les frontières et les générations.

Ihsane : Un voyage dans la mémoire, la culture et l’art

Au cœur d’Ihsane se trouve une convergence magistrale de danse, de musique et d’art visuel, portée par la vision de Sidi Larbi Cherkaoui et le talent collectif d’une équipe multidisciplinaire. Ce ballet est une exploration profondément personnelle du deuil, de l’identité et de la réconciliation, mais il transcende ses inspirations spécifiques pour résonner universellement. Pendant ses 85 minutes, le public est invité dans un monde où chaque mouvement, chaque note et chaque image raconte une histoire d’interconnexion.

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Le titre, Ihsane, est tiré du concept arabe d’excellence et de compassion, reflétant un idéal spirituel de bonté et d’altruisme. Pour Cherkaoui, ce mot capture l’essence de l’œuvre : une méditation poétique sur les liens qui nous unissent, à nos passés et à notre humanité partagée. Ces thèmes sont centraux au récit et s’entrelacent dans chaque aspect de la production.

La chorégraphie est un témoignage éclatant du génie de Cherkaoui. Reconnu pour son style fluide, presque liquide, il fait naître à travers ses mouvements la fragilité et la résilience de l’esprit humain. Les danseurs — 22 du Ballet du Grand Théâtre de Genève et quatre de la compagnie Eastman — exécutent leurs performances avec une précision et une profondeur émotionnelle saisissantes. Leurs corps glissent harmonieusement sur la scène, incarnant la tension entre tradition et modernité, mémoire et renouveau. Parmi les moments forts, on trouve un duo symbolisant la relation père-fils, empreint de tendresse et de nostalgie, ainsi qu’une pièce d’ensemble où les danseurs forment des motifs entrelacés, métaphore des fils d’identité partagée.

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La partition musicale, composée par le virtuose tunisien Jasser Haj Youssef, est tout aussi puissante. Jouée en direct sur scène, la musique mêle avec subtilité mélodies arabes classiques et éléments contemporains. La maîtrise de la viole d’amour par Haj Youssef confère une tonalité envoûtante et mélancolique, tandis que le oud, le piano et les percussions tissent une riche tapisserie sonore. Les chanteurs Mohammed el Arabi-Serghini et Fadia Tomb El-Hage livrent des performances captivantes, leurs voix portant le poids de siècles de tradition culturelle. Qu’il s’agisse de chants spirituels marocains ou de lamentations inspirées du Liban, leurs interprétations établissent un pont entre passé et présent, ancrant le ballet dans un contexte à la fois profondément émotionnel et culturel.

Visuellement, Ihsane est un festin pour les yeux. La scénographie de l’artiste marocain Amine Amharech métamorphose la scène en un paysage onirique, où les éléments du désert marocain se mêlent à des représentations abstraites de la mémoire. Les projections de sables mouvants, de ciels étoilés et de motifs géométriques complexes évoquent un sentiment d’impermanence et d’intemporalité. Les créations d’Amharech immergent le spectateur dans l’univers intérieur de Cherkaoui, rendant chaque instant visuellement captivant.

Le styliste Amine Bendriouich enrichit encore davantage la narration visuelle avec des costumes inspirés de l’habillement berbère traditionnel. Robes fluides et ensembles structurés dans des teintes de safran, de sable et d’indigo profond reflètent les racines culturelles du récit tout en transcendant les limites du temps et de l’espace. Les costumes deviennent une extension naturelle des mouvements des danseurs, soulignant à la fois leur individualité et leur unité.

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L’éclairage, conçu par Fabiana Piccioli, joue un rôle essentiel dans la création de l’atmosphère du ballet. Alternant entre des tons chauds et dorés et des contrastes saisissants d’ombres, le design lumineux reflète le voyage émotionnel de l’œuvre. Lors des moments d’harmonie collective, la scène est baignée de lumière, évoquant un sentiment d’espoir et de transcendance. Dans les passages plus introspectifs, l’utilisation des ombres et des silhouettes ajoute une couche d’intimité et de vulnérabilité, renforçant l’impact émotionnel.

La production intègre également l’art vidéo de Maxime Guislain, dont les projections discrètes mais puissantes apportent une dimension supplémentaire à la performance. Qu’il s’agisse d’images d’un cimetière marocain débordant de tombes ou de motifs abstraits imitant les mouvements des danseurs, les visuels amplifient la connexion du public avec les thèmes du ballet.

Chaque élément d’Ihsane a un rôle précis, et ensemble, ils forment un tout cohérent et profondément émouvant. Ce n’est pas simplement un ballet, mais une œuvre d’art vivante, qui transcende les cultures, les générations et les émotions. Alors que les dernières notes de la partition résonnent encore dans l’air et que les danseurs forment un cercle lumineux sur scène, le public repart avec un sentiment profond de connexion – à la fois avec les artistes et avec leur propre humanité. C’est là la puissance d’Ihsane : il parle à chacun de nous, nous invitant à réfléchir sur qui nous sommes, d’où nous venons et comment nous avançons.

Pourquoi Ihsane est un ballet extraordinaire

Ce qui rend Ihsane si remarquable, c’est sa capacité à tisser des émotions humaines profondes dans une narration à la fois moderne et intemporelle. Au cœur de l’œuvre, Ihsane est une méditation sur le deuil (deuil), et sur la manière dont il façonne nos vies, souvent de manière difficile à saisir pleinement. Dans une société qui cherche de plus en plus à éviter la douleur de la perte, Ihsane ose l’affronter directement, non pas comme une fin, mais comme une transformation. Sidi Larbi Cherkaoui offre au public un espace pour réfléchir à cette expérience humaine souvent négligée, nous guidant vers l’acceptation et la réconciliation.

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Cherkaoui explore le deuil à travers la danse, à la fois comme une expérience personnelle et collective. Sa chorégraphie capture à la fois le poids accablant de la tristesse et la fluidité de la guérison, montrant comment ces états coexistent en nous. Un moment particulièrement émouvant met en scène un danseur en solo traversant un ensemble chaotique, symbolisant l’isolement souvent ressenti dans le deuil. Pourtant, à travers la connexion – incarnée par des duos et des formations de groupe – le danseur est finalement réintégré, reflétant la résilience de l’esprit humain.

Au-delà du deuil, Ihsane plonge dans les relations entre passé et futur, père et fils, et cultures disparates. L’histoire personnelle de Cherkaoui – sa quête du père qu’il a perdu adolescent et de la terre d’origine qui a façonné son identité – constitue le socle émotionnel du ballet. Ces thèmes profondément personnels résonnent de manière universelle, car chacun de nous s’interroge sur l’héritage, l’identité et le sentiment d’appartenance. Le ballet devient un miroir, reflétant les luttes et triomphes du public face aux intersections entre passé et présent.

Ihsane remet également en question les notions contemporaines d’identité, offrant une vision de la coexistence enracinée dans la diversité. En tant qu’artiste arabe queer, Cherkaoui incarne cette diversité, et son œuvre célèbre la beauté de la fusion des identités plutôt que leur cloisonnement. La musique, les costumes et la mise en scène du ballet, imprégnés d’influences marocaines et arabes, offrent une vision lumineuse du monde arabe et de l’Islam, une vision qui défie les stéréotypes tout en soulignant la richesse de ces cultures.

La dimension spirituelle d’Ihsane est également significative. Le terme arabe ihsane renvoie à un idéal de bonté et d’excellence morale, souvent lié à une connexion spirituelle profonde. Cherkaoui infuse ce concept dans chaque élément du ballet, des mouvements empreints de compassion des danseurs à l’harmonie entre musique et visuels. Cette dimension spirituelle élève le ballet, le transformant en une méditation sur le fait de vivre avec intention, bienveillance et connexion.

L’émotion d’Ihsane est amplifiée par son regard optimiste. Bien qu’il explore le deuil et l’identité, il laisse le public avec un sentiment d’espoir. Cherkaoui propose une vision d’un monde où les différences n’excluent pas, mais enrichissent ; où le passé n’est pas un poids, mais un socle ; et où les expériences communes de l’humanité nous relient d’une manière qui transcende les frontières.

Enfin, Ihsane est extraordinaire par sa capacité à unir l’intime et l’universel. L’exploration par Cherkaoui de la relation père-fils devient un véhicule pour comprendre les questions plus larges de l’héritage et de l’identité. De même, la mise en avant des cultures marocaines et arabes devient une célébration universelle de la diversité et de l’humanité. Les derniers instants du ballet – un cercle lumineux formé par les danseurs – symbolisent cette unité, laissant le public avec un profond sentiment de connexion et de possibilité.

Dans un monde souvent marqué par la division et la déconnexion, Ihsane nous rappelle notre humanité commune. Il nous invite à affronter nos deuils, à célébrer nos identités et à rechercher l’harmonie dans un monde qui oublie trop souvent la beauté de la coexistence. À travers son récit artistique et sa profondeur émotionnelle, Ihsane ne se contente pas de captiver ; il transforme, faisant de cette œuvre un chef-d’œuvre qui restera gravé dans les cœurs et les esprits bien après le dernier salut.

Derniers mots : Un triomphe de l’art et de l’humanité

Avec Ihsane, Sidi Larbi Cherkaoui a créé un ballet qui transcende les frontières de la danse, devenant une exploration profonde de l’identité, du deuil et de l’unité. C’est une œuvre qui relie l’intime à l’universel, offrant au public un espace pour réfléchir à son propre parcours tout en célébrant la riche tapisserie des cultures et des expériences qui façonnent notre monde. La capacité de Cherkaoui à mêler l’émotion intense à une esthétique visuelle éblouissante et une réflexion intellectuelle solide confirme son statut comme l’un des chorégraphes les plus influents de notre époque.

Bien que la dernière représentation à Genève soit terminée, Ihsane continuera de toucher les cœurs lors de sa tournée européenne, avec des spectacles prévus à Cologne, Paris, Luxembourg et au-delà. Chaque spectateur découvrira une œuvre qui ne se contente pas de divertir mais transforme, incitant à réfléchir sur des thèmes aussi intemporels qu’essentiels.

En quittant le Grand Théâtre de Genève hier soir, un sentiment d’espoir m’a envahi. Ihsane est un hommage à la résilience de l’esprit humain et une vision lumineuse de ce que l’art peut accomplir. Il nous rappelle les fils qui nous relient à travers les cultures, les générations et les histoires, tissant un récit d’humanité partagée, vital comme jamais.

Ihsane de Cherkaoui est un voyage, une invitation à regarder en soi et au-delà, trouvant la beauté et la connexion à chaque étape.

José Amorim

L’auteur a rassemblé ces informations pour luxuryactivist.com. Tous droits réservés. Toute reproduction est interdite. Les images sont utilisées à titre d’illustration uniquement.

Crédits photos :
Photo d’illustration © GTG / Diana Markosian
Ihsane © GTG / Gregory Batardon
Ihsane © GTG / Filip Van Roe